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Entretien avec le Général Montégu, attaché militaire à l’ambassade de France à Washington
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Entretien avec le Général Montégu, attaché militaire à l’ambassade de France à Washington

Propos recueillis par Xavier Marié

Nous tenons à remercier bien chaleureusement le Général de brigade aérienne Jean-Pierre Montégu, Attaché de Défense auprès de l’Ambassade de France aux États-Unis depuis la mi-août 2017, d’avoir accepté de réaliser cet entretien pour Nemrod. Guidé par quelques questions au spectre assez large, le Général dresse avec une clarté et une précision remarquables un tableau de la relation militaire bilatérale franco-américaine, nourri de sa riche expérience comme de ses échanges réguliers à haut niveau avec ses partenaires américains.

 

Un mot sur le général Montégu et son parcours :

Le Général de Brigade Aérienne Jean-Pierre Montégu

Après une carrière opérationnelle de pilote de chasse sur Jaguar, durant laquelle il a conduit 126 missions de guerre, Jean-Pierre Montégu a assuré le commandement d’un escadron de Mirage 2000 C et D à Djibouti durant 3 ans. Il a ensuite été admis au Collège Interarmées de Défense (désormais École de Guerre) avant de servir au Centre d’expériences aériennes militaires (CEAM, implanté sur la BA 118 de Mont-de-Marsan) puis à l’État-Major Interarmées Force et Entraînement (EMIA-FE) de Creil, au sein de la section transformation. Il a également assuré une fonction de représentation auprès de l’Union Européenne, en tant que chef de la section développement des capacités à la Représentation Militaire Française auprès de l’Union Européenne (RMFUE), avant de prendre de 2011 à 2013 le commandement de la Base Aérienne 113 de Saint-Dizier, dite « Commandant Saint-Exupéry ». Avant d’entrer en fonction comme Attaché de Défense à Washington, il a suivi la préparation des futurs officiers généraux au Centre des Hautes Etudes militaires (CHEM), puis a servi au sein du cabinet militaire de trois Premiers ministres.

 

Contextualisation : rôle et missions de l’Attaché de Défense aux Etats-Unis

 

Xavier Marié : Quel est le rôle et quelles sont les missions d’un Attaché de Défense en Ambassade ?

 

Général Montégu : D’abord, j’exerce ici mes missions sous l’autorité de l’Ambassadeur et à son profit. Ma première mission, c’est d’être un membre à part entière de cette ambassade et donc d’être le conseiller militaire de l’Ambassadeur, ou plutôt que conseiller militaire, je préfère utiliser le terme de conseiller en matière de défense. La deuxième chose, c’est de porter auprès des autorités américaines la voix de Paris sur les questions de défense, c’est important en raison de la profondeur des liens que nous avons avec les États-Unis ; à l’inverse, mon rôle est également de relayer auprès de Paris les points saillants qui font l’actualité de défense aux États-Unis.

 

À ce stade, j’insiste bien sur un point important, il ne s’agit pas de faire du renseignement sur ce que font nos alliés américains. On ne fait pas de renseignement sur nos alliés, c’est très important de le mentionner. En revanche, un certain nombre de sujets d’actualité aux États-Unis intéressent au plus haut point nos autorités, ne serait-ce que parce qu’on a une coopération extrêmement dense, riche et variée ; il est donc important que je puisse indiquer à Paris quels sont les sujets d’importance qui doivent être pris en compte.

 

Ce sont donc vraiment ces trois missions : être conseiller de l’Ambassadeur, porter les positions de défense françaises à Washington, et à l’inverse, alimenter Paris avec le flux d’informations sur les Etats-Unis susceptible de les concerner.

 

X.M. : Estimez-vous qu’il existe d’éventuelles spécificités de ces missions dans le cadre de la Mission de Défense aux États-Unis ?

 

Général Montégu : Oui bien sûr, de nombreuses spécificités. Tout d’abord, le réseau de défense français aux États-Unis est le réseau français le plus dense du monde, en volume, et également en nombre de sujets traités en quantité et en qualité. Sur tout le « scope » des questions d’intérêt militaire, je dis bien tout le « scope », nous avons des relations particulièrement denses avec les États-Unis. Les États-Unis, quoiqu’on en dise, sont malgré tout la première puissance du monde ; ils sont notre allié numéro un, en tout cas en ce qui concerne les aspects militaires et la conduite des opérations, donc je dirais que c’est quand même la spécificité essentielle.

 

Les États-Unis sont un pays leader dans beaucoup de domaines en matière d’innovation, en matière de conduite d’opérations militaires, en matière de détermination des concepts, et puis c’est aussi un pays auquel se réfèrent nombre de nos autres alliés. Il est donc important pour nous d’entretenir ce lien. Dans le domaine opérationnel plus particulièrement, nous partageons des intérêts stratégiques communs et nous sommes engagés sur les mêmes théâtres d’opérations.

 

X.M. : Au sein de l’Ambassade, quelles relations entretenez-vous avec les diplomates ? Je pense notamment à la nature et à la fréquence de vos échanges, à vos complémentarités, à l’inverse à vos éventuelles « chasses gardées » ou perspectives divergentes sur certains sujets ?

 

Gal Montégu : Ces relations sont forcément excellentes ! (Rires) Naturellement je suis fidèle à mon ministère d’origine mais ma fonction de conseiller de l’Ambassadeur en matière de défense est également cruciale. Les domaines militaire et diplomatique ne sont pas parfaitement disjoints. La fréquence de nos interactions est donc très élevée. Il faudrait peut-être changer la question d’angle. En effet, nous avons une fonction de représentation de la France, or la France est une et indivisible. Pour autant, chaque Ministère a ses préoccupations propres et je suis en charge de celles du Ministère des Armées. Je déteste le terme de « chasse gardée » qui relève d’un état d’esprit bien différent du mien. Il s’agit de porter les valeurs du Ministère des Armées, or elles sont mieux portées par une bonne coopération que par une fermeture sur un petit périmètre. Ce fonctionnement est celui qui correspond à la réalité des relations entre les diplomates et la Mission de Défense, et il permet de faire preuve de cohérence dans nos interactions avec les Etats Unis dont on doit rendre compte en des termes qui vont correspondre aux préoccupations et aux attentes du Ministère auquel on va transmettre ces idées ou ces données. Je ne sais pas si ça répond à votre question mais en tout cas, ce n’est pas de la langue de bois, c’est une réalité et c’est vraiment important.

 

Politique de défense américaine

 

X.M. : Quelles sont, selon vous, les principales inflexions impulsées par la nouvelle administration en matière de défense ? Je pense en particulier à la stratégie (notamment telle qu’elle a été définie dans la nouvelle National Security Strategy, placée sous le signe d’un retour au réalisme et articulée autour de la défense du territoire national, de la puissance économique et du renforcement de l’outil de défense), de doctrine, et de budget de la défense (environ 700Mds$, en nette hausse par rapport à l’année fiscale 2017) :

 

Général Montégu : Il y a de nouvelles inflexions oui, bien sûr, chaque administration apporte une impulsion, apporte ses idées, et essaie des les traduire en actes. Si je devais décrire un peu l’approche de l’administration Trump en quelques mots, évidemment avec le risque de caricaturer lorsqu’on réduit à l’extrême : cette stratégie correspond probablement au désir de l’administration Trump d’essayer de refermer la période qui s’était ouverte avec la première guerre du Golfe – période d’interventionnisme extérieur – et d’essayer de recentrer la stratégie des États-Unis autour des rivalités géopolitiques entre puissances, et donc d’inscrire les États-Unis dans une trajectoire susceptible de leur permettre de l’emporter. Ce n’est pas un terme guerrier, l’emporter, ça ne veut pas dire aller se battre. Cela n’exclut pas pour cette administration le besoin de remporter les combats en cours, je pense notamment au combat contre le terrorisme international.

 

En tout cas, la volonté qui se dessine dans ces nouvelles orientations stratégiques, c’est de mettre les moyens pour gagner ces combats engagés. Cela se traduit notamment par une proposition d’augmentation du budget de la défense très importante, puisque c’est une augmentation de plus de 15% qui est proposée dès l’année prochaine. 15% à l’échelle des États-Unis, c’est énorme : un budget de 700 milliards de dollars a été demandé pour l’année 2018. Donc je crois que c’est là l’inflexion principale en matière stratégique.

 

Après, au-delà des pays qui ont été cités nommément dans cette stratégie comme étant des puissances susceptibles de rivaliser avec les Etats-Unis – la Russie et la Chine – on sent dans cette administration la volonté d’endiguer régionalement l’influence de l’Iran. Cette volonté est réitérée sans fard assez régulièrement.

 

Cette stratégie et cette augmentation importante de budget traduisent également, de la part de l’administration, l’idée selon laquelle il faut se donner des moyens militaires conséquents pour imposer ses vues et sa propre stratégie.

 

X.M. : Y-a-t-il plutôt rupture ou continuité avec l’administration précédente ?

 

Gal Montégu : Je dirais que c’est une question piège puisque le président Trump a bâti tout son discours, dès la campagne, sur le thème de la rupture ; mais rien n’est ni blanc ni noir. Il existe des éléments de continuité qui sont imposés par l’ennemi. C’est le cas des combats commencés sous l’administration Obama : combat contre Daech, combat en Afghanistan. Ce ne sont pas des guerres choisies par l’administration Trump mais des conflits dont elle a hérité et qu’elle tente de conclure, avec des moyens différents de ceux mis en œuvre par la précédente administration.

 

Même si le thème de la rupture est affiché, on peut également parler de continuité dans le cadre des alliances malgré tout. Je note que l’Otan demeure solide, que les alliances stratégiques avec les pays européens de l’Otan, avec l’Asie (Japon, Corée du Sud), avec Israël sont robustes. Une certaine continuité est donc à l’œuvre. Mais des divergences existent, notamment autour de la volonté de demander une contribution accrue aux alliés des États-Unis à l’effort commun, cette idée de « faire payer l’alliance ».

 

Existent par ailleurs des éléments nouveaux qui là encore sont en un certain sens des éléments extérieurs, que vous subissez mais que vous devez prendre en compte, qui sont toutes les évolutions technologiques, extrêmement importantes et qui quelque part vont façonner les outils de défense de demain ; ils doivent être pris en compte, quelle que soit par ailleurs votre vision stratégique.

 

On pourrait dire qu’il y a une volonté de rupture contrainte par des éléments de continuité, qu’il s’agisse des combats actuellement en cours ou des ruptures et évolutions technologiques qui façonnent malgré tout la politique de défense.

 

X.M. : Comment analysez-vous le volontarisme ostensiblement affiché par l’administration Trump en matière de défense (par exemple sur l’Afghanistan) ?

 

Gal Montégu : C’est parfaitement cohérent avec mon propos précédent. L’Afghanistan est typiquement un conflit hérité du passé. L’idée du président Trump, c’est que c’est une mauvaise guerre qui a été menée pour de mauvaises raisons. Encore une fois, il éreinte l’administration Obama pour l’état dans lequel se trouve ce pays aujourd’hui. Son idée générale c’est : « ne menons pas les combats qui ne sont pas indispensables, et ceux qu’on doit mener, menons les pour les gagner. » Quand vous regardez la stratégie qui a été annoncée sur l’Afghanistan à l’automne dernier, elle répond à l’idée de dire: « finissons le boulot, finissons le, bien, vite et fort », je crois que c‘est ça l’essentiel.

 

C’est la même idée qui a été annoncée contre Daech, ça ne correspond pas forcément à ce que souhaiterait faire cette administration en termes de priorités des combats à mener mais elle fait le constat qu’elle est rentrée dans ces conflits, et qu’il faut les remporter. Le volontarisme oui, c’est un volontarisme ostensiblement affiché, bien sûr, mais l’idée générale est celle-là.

 

X.M. : Que pensez-vous de la place conséquente accordée aux militaires dans le gouvernement Trump (Mattis, Dunford, McMaster) et quels impacts peut-elle avoir sur la détermination et la conduite de la politique de défense ?

 

Gal Montégu : C’est évidemment une excellente question. Je me permets de refuser de mettre le général Dunford (Chief of the Joint Chiefs of Staff  – NDLR) dans le même panier que les autres ; le général Dunford, comme vous le savez, n’a pas les mêmes fonctions que le général Lecointre (CEMA – NDLR) chez nous puisqu’il n’est « que » le conseiller militaire et n’a pas de fonctions opérationnelles. Le général Dunford tout comme notre CEMA, a le devoir de faire preuve d’un sens politique particulièrement aigu de manière à conseiller le Président comme il se doit mais pour autant il n’a pas de fonction politique, contrairement aux autres généraux, le général Mattis, Secrétaire à la Défense, le général McMaster, NSA (National Security Advisor – NDLR) et le général Kelly (White House Chief of Staff – NDLR) qui, eux, ont véritablement des fonctions politiques.

 

Donc je reformule la question sur ces trois généraux qui ont des fonctions politiques. Sur la question de savoir pourquoi ils ont été nommés à ces postes, franchement je ne sais pas. Très certainement, l’idée, chez le président Trump, de confier finalement les affaires de certains ministères à des professionnels, de la même manière qu’on pourrait penser confier le ministère de la santé à un médecin, a joué un rôle.

 

La personnalité propre de ces généraux très respectés a par ailleurs joué. Le meilleur exemple est celui du général Mattis qui est respecté non seulement dans la communauté de défense américaine mais bien au-delà. Mais encore une fois je suis plus dans la spéculation car je n’ai aucune information particulière là-dessus.

 

On remarque malgré tout que les États-Unis ont un complexe militaro-industriel particulièrement élevé, encore une fois, 700 Mds$ de dépenses par an, vous imaginez ce que ça implique en termes de retombées industrielles, en termes d’emplois, en termes de complexe industriel, et donc par définition, d’enjeux industriels à préserver derrière. Evidemment, cela a un impact certainement plus fort aux États-Unis que chez nous sur la politique.

 

Maintenant, est-ce que ces militaires vont avoir un impact sur la détermination de la conduite de la politique de défense ? Évidemment, on parle là de postes clés. Le NSA, le Secrétaire à la défense, vont avoir une influence clé sur les décisions qui vont être prises aux États-Unis dans la conduite des questions stratégiques, évidemment. Pour autant, ça reste le Président qui décide. Le cas du général Kelly est un petit peu différent car il est, au sein même de la Maison-Blanche, chargé d’agencer le fonctionnement interne de la Maison-Blanche. Je mettrais également un peu à part le général McMaster, qui est un général d’active, tout en occupant des fonctions éminemment politiques. On est certainement là sur le maillon le plus délicat.

 

En tout état de cause, j’observe deux choses. D’abord, en tant qu’observateur français, on ne peut pas considérer que pour l’instant, aux postes où ils ont été nommés, ces généraux aient eu une influence néfaste sur quelque sujet que ce soit. Deuxième chose que j’observe, pour ne pas qu’il y ait de malentendu sur ce que je viens de dire, c’est que le système américain est éminemment différent du système français. Le patriotisme aux États-Unis est porté à des niveaux qui ne seraient pas acceptés en France et quelque chose qui peut ne pas choquer aux États-Unis serait peut-être beaucoup plus choquant en France. Évidemment quand je vous décris le rôle, tel que je le vois, de ces officiers généraux aux États-Unis, à aucun moment je ne revendique ou prétends quoi que ce soit, et j’insiste bien sur ce point. J’essaie juste d’avoir une analyse aussi froide et lucide sur ce qui se passe ici, non pas sur « est-il bien ou pas pour un pays d’avoir des généraux dans les système politique ? ». Voilà pour l’essentiel. Et puis ca n’empêche pas ces généraux, et je prends l’exemple du général Mattis, de remplir leur fonction politique et d’avoir d’excellentes relations avec les autres départements ministériels. Donc je dirais que, pour l’instant en tout cas, il est sans doute trop tôt pour juger de cette question avec suffisamment de recul.

 

X.M. : Quelle est votre analyse de la priorité accordée au Département de la défense alors que le Département d’État fait l’objet de coupes budgétaires et se trouve en sous-effectif ?

 

Gal Montégu : Je voudrais juste faire un petit commentaire au sujet de votre question. Le terme sous-effectif me fait toujours sourire puisque, dans quelque organisation que ce soit, l’organisation se trouve toujours en sous-effectif alors que celui qui accorde les crédits la juge toujours en sur-effectif, donc c’est un terme qui est par nature relatif et qu’il faut manier avec beaucoup de précautions. Cela dit, force est de constater effectivement la priorité accordée au Département de la Défense, qui est nette, claire, sans aucune ambiguïté, et qui était, finalement, annoncée ; elle était un engagement de campagne du Président et que le Président met en œuvre.

 

Là encore une fois, même remarque que précédemment, autres lieux autres mœurs, la France ce n’est pas les États-Unis. En tout cas aux États-Unis, ce qui avait été annoncé pendant la campagne électorale a été réalisé. De manière générale, le président Trump applique ou tente d’appliquer ses promesses de campagne.

 

X.M. : Comment se dessine la relation de la nouvelle administration à l’OTAN ? Estimez-vous que l’on a assisté à un revirement par rapport aux prises de position durant la campagne ? Quelles dynamiques identifiez-vous dans la politique d’alliances de défense ? Y-a-t-il reconfiguration (proximité avec l’Arabie saoudite, soutien à Israël, etc.) ?

 

Gal Montégu : Je crois qu’il ne faut pas parler de revirement par rapport aux prises de position durant la campagne. Le président Trump avait manifesté pendant la campagne, effectivement, une certaine retenue, réticence, vis-à-vis de l’Otan mais encore une fois c’était plus sous l’angle de la question essentielle que le président Trump avait posé pendant sa campagne – c’était valable sur beaucoup de sujets – finalement, « quel est le retour sur investissement par rapport aux dépenses américaines dans le monde ? » C’était valable pour les alliances militaires, c’était valable également des partenariats et traités économiques, c’était valable pour beaucoup d’autres sujets. « Chaque dollar dépensé est-il un dollar utile pour le contribuable américain ? » Donc je crois que c’était fondamentalement sous cet angle que la question s’était posée durant la campagne.

 

Lors de l’arrivée aux responsabilités de l’administration Trump, d’abord le Secrétaire Mattis, lui, avait un passé propre : c’était un ancien commandant suprême pour la transformation (SACT – NDLR) – c’était je crois le dernier en poste avant que les généraux français ne prennent la tête de cette organisation. Il a donc nécessairement sa vision propre de l’Otan, ce qui n’empêche pas qu’il puisse partager la volonté du président Trump sur un meilleur partage du fardeau, sans pour autant remettre en question l’existence de l’Otan.

 

Je note que malgré tout, depuis la campagne, car l’histoire ne s’arrête pas après une campagne électorale, il s’est produit deux événements importants : d’une part une certaine distanciation du président Trump avec la Russie, due a un certain nombre d’événements, et d’autre part, une volonté qui a commencé à se traduire dans les faits, de beaucoup de pays européens d’arrêter la baisse de leurs dépenses de défense et de contribuer plus au partage du fardeau. Je pense que l’objectif du président Trump n’était pas de détruire l’Otan ni de l’affaiblir, je crois que c’était fondamentalement de faire en sorte que l’argent du contribuable américain soit bien utilisé et donc que ces alliances soient plus équilibrées.

 

 

Relation militaire bilatérale

 

X.M. : Comment caractériseriez-vous la nature de la coopération militaire franco-américaine ? (Opération Inherent Resolve, Bande sahélo-saharienne, etc.)

 

Gal Montégu : Je pense qu’il faut d’abord caractériser ce qu’est la relation de défense entre nos deux pays, ce qu’est la relation stratégique entre nos deux pays. La France comme les États-Unis aiment bien se qualifier mutuellement de « plus vieil allié ». Pourquoi « plus vieil allié », parce qu’on ne peut pas dire meilleur allié ?

 

Je crois que cela traduit une réalité profonde, c’est-à-dire que nous sommes des alliés, nous sommes vraiment dans le même camp. Nous partageons des intérêts souvent extrêmement communs, nous faisons face aux mêmes ennemis. Pour autant, nous sommes deux pays réellement indépendants. Et donc il n’y aura pas, il ne peut y avoir d’alignement complet entre la France et les États-Unis. Cela veut dire concrètement que la relation de défense entre la France et les États-Unis sera toujours teintée de respect et d’amitié, dus à cette histoire et à ces enjeux communs mais aussi de pragmatisme. Or il se trouve que dans la période que nous connaissons actuellement et dans un horizon visible, nos intérêts sont alignés. En matière de relations internationales, on a des alliés mais on a surtout des intérêts. Or, nos intérêts sont alignés avec ceux des États-Unis, il suffit de poser la question pour y répondre. Donc cette relation militaire telle qu’elle existe aujourd’hui s’est bâtie sur ce constat.

 

Depuis que je suis arrivé, je constate que cette relation est d’une densité sans précédent dans l’histoire récente, qu’elle s’approfondit tous les jours, qu’elle a résisté à une alternance politique des deux côtés de l’Atlantique, en France avec l’élection du président Macron et aux États-Unis avec l’élection du président Trump. C’est quand même le signe fort d’une alliance qui réellement se consolide, et se consolide dans la durée. Je constate également à mon niveau que ces intentions politiques manifestées avec les gouvernements successifs très différents de part et d’autre de l’Atlantique commencent à irriguer les échelons de mise en œuvre ; tout ceci contribue à faire baisser un niveau de méfiance qui avait pu apparaitre notamment lors de la période de la deuxième guerre du Golfe en 2003. Aujourd’hui à l’inverse, force est de constater que, vu du côté français, l’allié américain est toujours l’allié incontournable dont nous avons besoin pour mener nos combats et que vu du côté américain, la France est un allié particulièrement crédible, peut-être le seul actuellement.

 

X.M. : Identifiez-vous des points de convergence ou de divergence en matière de politique de défense sur les aspects stratégiques, doctrinaux ou d’emploi des forces ?

 

Gal Montégu : Les points de convergence sont extrêmement nombreux, je viens d’en parler.

 

Des points de divergence, forcément il y en a. La France et les États-Unis sont deux pays avec une base industrielle extrêmement forte. Et naturellement, lorsqu’on va parler de promotion de nos intérêts industriels, nécessairement nos intérêts ne sont pas tout à fait les mêmes. Je dirais que c’est naturel, il n’y a pas de difficultés avec cela et chacun le comprend bien. Sur les questions les plus sensibles, telles que la dissuasion, évidemment, là encore, l’indépendance et l’autonomie stratégiques sont les maîtres mots, ce qui n’empêche pas une certaine forme de coopération, parce que finalement nos enjeux vitaux sont quand même assez proches.

 

Sur les questions de doctrine et d’emploi des forces, il faut être pragmatique. D’abord, nous faisons partie de la même alliance qui s’appelle l’Otan. Lorsqu’on n’opère pas au sein de l’Otan, on opère au sein de coalitions dans lesquelles à la fois les États-Unis et la France, nous sommes très souvent engagés.  Donc tout simplement, les questions de doctrine doivent être discutées et doivent être, autant que possible, alignées. La question qui se pose, et ce sur quoi on travaille ici à la Mission de Défense, c’est de faire en sorte que cette nécessaire interopérabilité comme on dit, c’est-à-dire l’harmonisation des doctrines et concepts d’emploi mais également des définitions techniques des matériels, ne se traduise pas par une adoption systématique a posteriori par la France de ce qui a été élaboré aux États-Unis.

 

Il faut aussi qu’il y ait des discussions bien plus en amont pour que la France puisse d’abord, au sein de l’Otan, au sein de l’Union Européenne, contribuer à définir les standards et non pas seulement adopter tels quels les standards américains, mais bien que la France puisse faire toute son œuvre d’influence. Mais c’est également une mission que nous prenons en compte ici, notamment avec les équipes de la DGA (Délégation Générale pour l’Armement – NDLR), mais pas seulement.

Statue de Rochambeau

 

X.M. : Malgré le modèle complet des armées françaises et leur autonomie stratégique unique en Europe, elles souffrent toujours d’une dépendance certaine à l’égard des Etats-Unis, notamment en matière de logistique, ou de renseignement. Même si leurs capacités sont reconnues par les forces américaines, estimez-vous que l’on s’oriente vers une réduction de cette dépendance ?

 

Gal Montégu : La dépendance de la France à l’égard des États-Unis, on peut la voir de différentes manières. D’abord, il y a certaines capacités dont la France n’a pas conservé ou créé les capacités industrielles de production. Je pense évidemment à la question des drones. La France vient d’acheter des drones Reaper, des avions de transport C130-J américains et dans un certain nombre de domaines un peu plus de niche, nous dépendons des approvisionnements américains. Je pense aux munitions par exemple.

 

La question est : « est-ce que la France a la taille critique pour disposer, en propre, toute seule, de la totalité des capacités industrielles nécessaires à sa défense ? ». Je pense que, là-dessus, il faut être clair : en l’état actuel des finances publiques la réponse est non et donc il faut consentir à une certaine dépendance. Alors cette dépendance doit se faire à l’intérieur d’un ensemble économique qu’est l’Union Européenne, et donc c’est ce vers quoi notamment la coopération structurée permanente (CSP – NDLR), ou le fonds européen de défense permettront de progresser. C’est-à-dire qu’il s’agit de dépendances mutuellement consenties mais dans un cadre politique extrêmement étroit qui est celui de l’Union Européenne, ou alors de dépendances plus ponctuelles, telles que celles que je vous ai décrites, qui sont dictées par la nécessité.

 

Effectivement, le fait que la France mène des combats aujourd’hui, probablement au rang d’allié numéro un des États-Unis, notamment dans la lutte contre le terrorisme, cela aide énormément les États-Unis à prendre la décision, non seulement de nous permettre d’accéder aux équipements dont on a besoin mais également en matière de coopération, de renseignement, de transport, d’un certain nombre de capacités que les Américains nous mettent à disposition, parce que les forces françaises occupent un créneau indispensable, en particulier au Sahel ; les Américains nous soutiennent donc en la matière. Pour autant, tout ceci reste évidemment guidé par ce que je vous décrivais tout à l’heure, des intérêts objectivement convergents, mais pas par une exigence de nature politique pérenne. Est-ce que la France pourra un jour se doter à nouveau toute seule de ces capacités ? Cette question dépasse ma mission à Washington mais je vais quand même vous répondre ! Je pense qu’effectivement, le cadre européen est un cadre approprié pour certaines des capacités qui ne sont pas directement stratégiques pour le pays, mais il faut faire attention à préserver notre alliance avec les États-Unis malgré tout.

 

X.M. : Estimez-vous que le « Schengen de la défense » prôné par le commandement de Eucom puisse devenir, même partiellement, une réalité ?

 

Gal Montégu : D’abord, ce Schengen de la défense est un sujet qui est vu comme très important par les Américains et objectivement, si on regarde la situation orientale, on se rend compte que les forces russes n’ont aucune difficulté pour manœuvrer leurs troupes entre la Russie et la Biélorussie. Or, l’Union Européenne est un continent morcelé, avec des règles extrêmement strictes car les États sont souverains.

 

Mais il est vrai que c’est un frein en matière d’efficacité militaire, d’où cette idée de Schengen de la défense. Je crois qu’il faut qu’on arrive à progresser en la matière, tout simplement pour des raisons de crédibilité et d’efficacité militaire. Si l’Otan veut pouvoir devenir plus efficace à moindre coût, cela fait partie des sujets qui doivent être abordés. Et ce sera complexe parce que c’est un sujet qui permettra aux forces de l’Otan, mais pas seulement, de manœuvrer plus facilement en Europe. Mais c’est un sujet qui touche à des compétences qui sont celles de l’Union Européenne, c’est une question éminemment interministérielle puisqu’on parle de frontières, de douanes, qui sont des sujets qui ne sont pas purement défense.

 

C’est un beau sujet qui doit permettre à l’Otan et à l’Union Européenne d’avancer et de prouver que les pays européens peuvent s’appuyer sur ces organisations pour faire avancer des sujets d’intérêt stratégiques. Est-ce qu’il peut devenir une réalité ? Je veux croire que oui, je pense qu’il le faut. Est-ce que ce sera simple ? Sans doute pas, mais ça me semble un beau sujet.

 

X.M. : Dans quelle mesure une harmonisation des normes européennes en matière de transport de matériels lourds et d’autorisations de transit est-elle envisageable ?

 

Gal Montégu : Le seul fait de poser la question montre sa complexité, puisqu’évidemment ça ne touche pas uniquement les questions militaires. Je dirais même que vu de l’Union Européenne qui est compétente en la matière, ces sujets ne sont pas des sujets militaires, cela montre bien la difficulté qu’il y aura à faire avancer ce sujet. Mais je pense que ce sujet a été suffisamment posé au niveau politique pour qu’on avance réellement.

 

X.M. : Comment, selon vous, la France peut-elle impulser et conduire une montée en puissance de l’Europe de la défense ? Comment un tel renforcement de la défense européenne, le cas échéant, pourrait – il s’articuler à l’OTAN ? (l’une des craintes du Pentagone étant que l’Europe de la défense ne vienne court-circuiter l’OTAN).

 

Gal Montégu : J’ai le sentiment que l’émergence d’une Europe de la défense s’est d’abord heurtée, pendant de très longues années, à des différences d’agendas entre pays européens. Fondamentalement, il n’y avait pas de communauté de vues sur l’objectif qu’il fallait atteindre et puis on sentait une certaine méfiance aux États-Unis vis-à-vis de ce qui était perçu comme un projet concurrent à l’OTAN.

 

Sur les initiatives en cours au sein de l’Union Européenne, je dirais juste, vu de ma place d’Attaché de Défense à Washington, qu’il est important de bien expliquer aux États-Unis que ce renforcement de l’Europe de la défense, il est nécessaire, justement, pour que les Européens prennent leur part du fardeau de défense. C’est bien comme ça qu’il sera accepté à Washington et qu’il doit être perçu. Je crois que c’est fondamentalement la trajectoire qui est suivie actuellement, et c’est une bonne chose. Et la question de son articulation avec l’Otan est relativement simple. L’Otan a ses missions qui sont claires, qui sont définies, mais l’Otan n’a quasiment pas, ou très peu, de moyens en propres : les moyens de l’Otan sont fournis par les nations qui la composent. Or, ce renforcement vise bien à permettre aux pays européens de renforcer leurs capacités de défense de manière importante et de manière coordonnée. Donc tout cela, c’est bon. C’est bon pour les pays eux-mêmes, c’est bon pour l’Otan, c’est bon pour l’Union européenne, et j’ajouterais que c’est bon pour les États-Unis parce qu’avec des alliés plus crédibles en Europe et au sein de l’Union Européenne, l’Otan sera plus crédible.

 

Donc je ne comprends pas la question de l’Europe de la défense qui viendrait court-circuiter l’Otan, je ne comprends pas le terme de court-circuiter et ce n’est vraiment pas comme ça qu’il faut le voir. J’en ai un peu assez des remarques visant à opposer et à présenter comme projets concurrents, l’Europe de la défense et l’Otan. En tout cas, vu de Washington et c’est ce que je pense également, tout projet qui serait conçu de cette manière aurait les plus grandes chances d’échouer, donc je suis très heureux que ce ne soit pas la direction prise.

 

X.M. : Quel est le rôle de la Mission de Défense dans la promotion de l’industrie de défense française aux Etats-Unis ? De quels outils est-elle dotée ? Quelles sont les relations bilatérales en matière d’acquisitions de matériels de défense ? Malgré le protectionnisme économique américain, la France parvient-elle à exporter des équipements de défense ?

 

Gal Montégu : Sur les aspects industriels et la promotion de l’industrie française de défense aux États-Unis, objectivement, les États-Unis achètent très peu de matériels français. Pour autant, cela fait également partie de nos misions, c’est entre autres pour cette raison que j’ai une équipe mise en place ici par la DGA. On ne manque aucune occasion de faire cette promotion par le biais de salons spécialisés, des entretiens directs avec des responsables du Pentagone, par la facilitation, l’organisation de visites d’industriels français. Mais force est de constater que ce n’est pas aujourd’hui un axe majeur de la coopération franco-américaine, même si on peut le regretter. Et franchement, pour répondre à votre deuxième question, le protectionnisme américain, il est renforcé, sans doute dans les intentions, mais pour l’instant ce n’est pas si avéré que ça. Mais objectivement en matière de défense, encore une fois, la France exportait très peu donc ce n’est certainement pas la défense qui serait le premier secteur touché si ces intentions protectionnistes devaient se manifester concrètement.

 

Après, il faut toujours se rappeler qu’en matière d’entreprises de défense, les structures capitalistiques sont parfois assez surprenantes. Certaines entreprises européennes sont détenues en grande partie par des fonds américains. Airbus vient malgré tout de vendre cette semaine des hélicoptères à l’Army, donc c’est possible. Mais, même si c’est bien l’entreprise Airbus qui a vendu ces hélicoptères, évidemment ils sont produits aux États-Unis, comme un certain nombre d’avions civils Airbus qui sont produits aux États-Unis. Donc parfois, dans ces affaires d’exportations, il faut regarder quelle est la structure capitalistique, quelle est la part de ce qu’on vend produite en France et quelle est la part produite dans un pays tiers et parfois on a un résultat sensiblement différent du résultat intuitif. (rires)

 

X.M. : Merci beaucoup mon Général, avez-vous des commentaires à rajouter, des remarques ?

 

Gal Montégu : Non, des commentaires, ça fait six mois que je vous en fais, vous commencez à être habitué – ceux-là vous ne pouvez pas les reprendre ! (Rires)

 

Je pense que la page est passionnante, l’administration Trump est passionnante, en tout cas je le vis comme ça, la relation de défense est d’un niveau incroyable. Nous avons besoin des Américains, les Américains ont besoin de nous, et donc, mon travail c’est de faire en sorte que la France soit comprise, écoutée à Washington et que les opportunités qui peuvent naître ici, que la France ne passe pas au travers. Je pense que c’est un petit peu ça l’essentiel et en tout cas c’est à ça que j’essaie de m’attacher. Et puis expliquer, toujours expliquer, la France à Washington, les États-Unis à Paris, éviter les malentendus, je crois que c’est ça vraiment l’essentiel.

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