Now Reading:
Nicaragua : comment meurent les révolutions
Full Article 5 minutes read
Par François Gaüzère-Mazauric et Jean Galvé
Mais ce temps-là n’est plus. Je régnais, et je fuis.
Mes ans se sont accrus. Mes honneurs sont détruits.
Et mon front dépouillé d’un si noble avantage
Du temps, qui l’a flétri, laisse voir tout l’outrage,
D’ailleurs mille desseins partagent mes esprits.

Jean Racine, Mithridate, acte III, scène V

Le 19 juillet 2018, les troupes dépêchées par le Président Daniel Ortega reprenaient aux manifestants la ville de Masaya, à 35 kilomètres de la capitale nicaraguayenne. L’opposition battait le pavé pour protester contre l’augmentation des inégalités et la recrudescence rapide de la pauvreté : plus de 300 personnes moururent sous ces drapeaux.

 

Trente-neuf ans jour pour jour avant ces luttes funestes, le 19 juillet 1979, la révolution sandiniste menée par le même Daniel Ortega soustrayait le Nicaragua au joug sans partage de la dictature dynastique des Somoza, en place depuis 1937. Un retournement politique semble avoir depuis changé le révolutionnaire en autocrate, l’ancien partisan du bloc de l’Est en thuriféraire du libre-échange, et le guérillero en despote.

 

Comment expliquer ce revirement?

 

Le Nicaragua a vu un régime révolutionnaire s’ossifier, et se transformer à l’aube des années 2000 en une institution aussi népotique que jalouse de sa propre puissance. Lorsque la révolution sandiniste renversa à la surprise générale la dictature somoziste, la politique de Daniel Ortega choisissait l’Est : gratuité de l’éducation et de la santé, réforme agraire, édification d’un “homme nouveau” par la proclamation d’une culture officielle… Evidemment, les Etats-Unis, dans un contexte de guerre froide, voyaient d’un œil torve ces revirements : la CIA arma dans les années 1980 les fameux “contras“, et le conflit qu’ils engagèrent avec les forces révolutionnaires causa environ 50 000 morts durant la décennie.

 

En 1990, les sandinistes n’étaient pas parvenus à redresser l’économie de leur pays, et à gagner la guerre ; fatigués des disettes et des morts, les électeurs portèrent au pouvoir Violetta Chamorro. Les sandinistes demeureraient éloignés du pouvoir jusqu’en 2006. Cette période marqua un temps de déclin économique et de corruption ; pour autant, l’aide américaine retrouvée maintenait à flot l’économie du pays.

 

Lors de l’élection présidentielle de 2006, Daniel Ortega revint au pouvoir : toutefois, dès son avènement, sa politique changeait du tout au tout. L’année de sa victoire, il ratifiait le traité de libre-échange centro-américain avec les Etats-Unis, et choisissait pour vice-président Jaime Morales, ancien banquier et dirigeant de la Contra, en exil durant les années 1980. Sur le plan social, la pénalisation dès 2006 de toute forme d’avortement marquait l’alliance de Daniel Ortega avec les chrétiens conservateurs, ses anciens ennemis jurés.

 

Les sandinistes, qui aux termes de leurs campagnes d’affichage, mènent une politique « chrétienne, socialiste et solidaire » n’étaient donc plus les chantres de la révolution ; ils s’attirèrent même, le 6 août 2014, les louanges du magazine Forbes, qui consacrait sa une au “miracle nicaraguayen”. Managua serait parvenue à attirer les entreprises étrangères et les investissements grâce à une politique de “changements structurels”.

 

Un tel miracle a-t-il vraiment eu lieu? Si le Nicaragua, depuis le retour au pouvoir de Daniel Ortega, a enregistré des taux de croissance moyens de 4%, il demeure le deuxième pays le plus pauvre du continent après Haïti. Selon le chercheur Bernard Duterme, 60% de la population n’a pas les moyens de s’offrir le panier des biens de première nécessité. Par ailleurs, les inégalités atteignent des cimes : le patrimoine des 200 citoyens les plus riches représente près de trois fois le PIB annuel du pays.

 

Récemment, les ressources économiques de ce petit pays se sont trouvées taries. Le Nicaragua, jusqu’il y a peu, vivait en effet d’une triple manne : l’aide vénézuelienne, qui avait pendant près d’une décennie représenté 500 millions de dollars annuels, soit le quart du budget national, les exportations de matières premières – métaux précieux, viande, sucre et café en tête – et le commerce avec les Etats-Unis –qui représentait la moitié des échanges. A la faveur de la récente crise vénézuelienne, la perfusion sous laquelle le chavisme maintenait le pays s’est trouvée brutalement arrachée ; les matières premières sont entrées dans un cycle déflationniste, réduisant les revenus liés aux exportations ; enfin, les relations avec Washington se sont fortement dégradées en 2017. Les Etats-Unis ont réduit l’aide américaine de 10 millions à 200 000 dollars par an, avant de mettre fin au Temporary Protected Status – qui accorde aux Nicaraguayens une protection américaine au cas où surviendrait une catastrophe naturelle.

 

Dans ce contexte de crise majeure, liée à l’amputation des trois principales ressources du pays, les manifestants de Masaya demandent le départ d’un gouvernement qui s’accroche à un pouvoir vieillissant. Des élections anticipées pourraient avoir lieu en 2019 au lieu de 2021. L’issue d’un tel scénario, appuyé par l’Eglise nicaraguayenne et par les élites économiques, ne ferait que peu de mystère : 70% des Nicaraguayens souhaiteraient le départ du pouvoir en place. Si les élections avaient lieu à la date initialement prévue, nul ne pourrait prédire l’avenir du pays: déjà en 2016, Daniel Ortega avait pu compter sur une opportune dérogation de la cour suprême pour se présenter pour la troisième fois à l’élection présidentielle. Les 62% qu’il y avait obtenu ne semblent pas constituer un exemple de probité électorale.

 

Les morts de Masaya accréditent ce deuxième scénario, celui d’un pouvoir autoritaire qui s’accroche aux lambeaux du vieux rêve révolutionnaire. Le Nicaragua s’enfonce dans la dictature, au milieu du cortège indifférent des Etats voisins, qui regardent ailleurs.

Input your search keywords and press Enter.