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La Grèce se défait de son patrimoine
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Par Boris Delagenière

 

« Si toutes choses sont vouées au déclin, dites du moins de nous, siècles futurs, que nous avons construit la cité la plus célèbre et la plus heureuse »
Phrase de Périclès citée par André Malraux, discours prononcé à Athènes le 28 mai 1959, in Oraisons Funèbres

 

 

Le Président grec Prokópis Pavlópoulos a signé en janvier dernier un décret autorisant la poursuite de la transformation du site de Kolonos, installé dans les faubourgs d’Athènes, en un complexe commercial à visée dite « culturelle » et « de divertissement ». Le projet permettrait surtout à un Etat lourdement endetté (177% du PIB) de dégager plus de 300 millions d’euros en échange des 21 000 mètres carrés de terrain concédés au fond d’investissement américain BlackRock. L’événement aurait pu passer inaperçu si précisément de tels lieux ne recoupaient pas ceux où Platon décida de fonder son Académie au IVe siècle avant J-C, laquelle dura presque trois siècles. Ce qui explique en passant le nom du nouveau complexe, dont la marque déposée est toute trouvée pour l’endroit : « Les jardins de l’Académie ».

 

Une telle vente, dont les procédures administratives et juridiques ont débuté en 2013, s’inscrit dans le cadre du vaste programme de privatisations initié par les forces politiques grecques qui se sont succédées au gouvernement depuis le démarrage des plans de sauvetage en 2010. Ces plans imposent entre autres la mise en vente de grandes infrastructures publiques du pays au nom d’un rééquilibrage macro-économique de la zone euro. Une logique similaire avait rendu possible en 2016 l’acquisition par le groupe Cosco du Pirée d’Athènes ; moyennant 368,5 millions d’euros, l’armateur chinois s’arrogeait alors le contrôle de l’ensemble des activités du port. N’oublions pas enfin, dans la même veine, l’achat en 2015 par le consortium allemand Fraport-Slentel des 14 aéroports régionaux grecs desservant les îles touristiques, pour la modique somme de 1,23 milliards d’euros.

 

Dans ce sillage de la marchandisation des biens publics grecs, le cas des jardins de l’Académie fait résonner les symboles de la raison européenne. En effet, l’achat par une entreprise étrangère d’un des lieux les plus emblématiques du développement de la philosophie occidentale constitue un symptôme de la crise qui touche la péninsule, disposée à céder l’un des « lieux de mémoire » les plus constitutifs de son identité, en échange d’un gain financier et accompagné de la promesse (non garantie) de 1600 emplois futurs. Or c’est précisément à partir de ces espaces chargés d’histoire et de sens, que l’imaginaire national du peuple grec a puisé au cours des siècles pour se construire. A ce titre, un tel événement appelle une lecture civilisationnelle, et renvoie chaque communauté politique à la question de savoir jusqu’où elle est prête à négocier son patrimoine pour parer à une situation critique de déclin économique.

 

Au fond, cette question concerne l’ensemble des peuples européens ; non seulement dans la relation qu’ils entretiennent à leur propre culture, mais surtout dans cette part d’eux-mêmes qui se tourne vers Athènes chaque fois que ressurgit la question du sens de leur appartenance à une aire commune de civilisation. Dès les années 1930, le philosophe allemand Edmund Husserl rappelait à l’occasion d’une conférence intitulée « La crise de l’humanité européenne et la philosophie », combien l’esprit grec participait de l’esprit européen, au sens où c’est dans une très large mesure à travers la philosophie que la pensée occidentale s’est établie. La matrice platonicienne occupe une place centrale dans ce dispositif, puisque son « logiciel » structure pour ainsi dire l’ensemble de la tradition philosophique. Dès lors, la captation de l’un de ses espaces géographique et mythique fondateur par des forces marchandes privées atteint le cœur de ce que nous sommes en tant qu’Européens, c’est-à-dire en tant qu’héritiers d’Athènes.

 

Au delà de sa portée philosophique, l’événement met en jeu deux implications politiques majeures qu’il nous appartient de déployer brièvement. En premier lieu, il permet d’éclairer avec force l’un des impensés contemporains sur lequel la géoéconomie – cette discipline qui étudie les nouvelles modalités économiques de confrontation des puissances par temps de mondialisation –  s’est élaborée depuis la chute du mur de Berlin. Son « Père fondateur », l’économiste et stratège américain Edward Luttwak, avait remarqué avec acuité combien la dynamique des flux économiques pouvait affecter le destin d’une nation, en nourrissant la concurrence commerciale, et en alimentant la recherche de la suprématie technologique ; une telle logique pousse à maximiser l’emploi dans les industries hautement qualifiées pour tendre à la conquête de nouveaux marchés[1]. Si cette grille de lecture est relativement diserte quant au rôle incontournable joué par les infrastructures publiques dans le développement économique d’un pays, elle reste toutefois muette sur la situation d’un Etat confronté au défi de la vente de son patrimoine culturel au nom de sa survie économique.

 

En second lieu, cette situation inédite requiert de prendre la mesure du basculement géopolitique qui s’opère sous nos yeux. La prise de contrôle par une firme extra-européenne d’un site symbolique de l’héritage grec des Européens dit quelque chose du déplacement du centre de gravité du monde qui s’opère depuis quatre siècles. Celui-ci a vu dans un premier temps la méditerranée de l’époque de Philippe II supplantée au XXe siècle par le monde atlantique, lequel est en passe de laisser à son tour la place au Pacifique. Pareille configuration historique a largement de quoi alimenter la réflexion stratégique des Etats européens pour le XXIe siècle, autour du défi intellectuel, mais aussi politique, qu’il implique de résoudre : quel cadre efficace et démocratique de souveraineté est le mieux adapté au monde multipolaire qui se dessine devant nous ?

 

Il en va de l’histoire, de la postérité ; et nos interrogations lancinantes font écho à celle que Charles Péguy adressait aux civilisations : « Toute la question est de savoir ce qui dans un certain monde est négociable et ce qui n’est pas négociable. Un monde donné, (le monde antique, le monde chrétien, le monde païen), (le monde moderne), chaque monde, le monde sera jugé sur ce qu’il aura considéré comme négociable ou non négociable[2] ».

 


[1]           « From Geopolitics to Geo-Economics: Logic of Conflict, Grammar of Commerce », The National Interest, 1990.
[2]           Charles Péguy, Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne, 1914.
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