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Interview du Professeur Olivier Forcade – Première Partie
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Propos recueillis par Sabil Zeroual et François Gaüzère-Mazauric

 

Olivier Forcade est professeur à l’université Paris-Sorbonne. Internationaliste reconnu et spécialiste de l’histoire du renseignement, il a notamment écrit La République secrète. Les services spéciaux militaires en France de 1918 à 1939 (Paris, NME, 2008), mais aussi Secrets d’Etat, Pouvoirs et renseignement dans le monde contemporain, co-écrit avec Sébastien-Yves Laurent (Paris, Armand Colin, 2005). Nous tenons à le remercier chaleureusement de l’entretien passionnant, publié en deux volets, qu’il a bien voulu nous accorder.

 

Dans cette première partie de notre entretien, il revient en détail sur la place du renseignement dans les relations internationales, sous un double aspect politico-économique.

 

F G-M : Dans l’ouvrage Secrets d’Etat, coécrit avec Sébastien Laurent, vous proposez une typologie des appareils de renseignement selon leur rapport avec le régime politique de l’Etat dans lequel ils s’inscrivent. Vous opposez par exemple le renseignement en démocratie au renseignement dans les Etats totalitaires, et présentez le cas particulier d’Israël comme un Etat dans lequel le renseignement préexiste à l’Etat – la Haganah faisait ainsi du renseignement dès les années 1920. Quelle typologie des appareils de renseignement appliqueriez-vous au monde contemporain ?

 

Olivier Forcade : Au fond, depuis 2001, les choses ont beaucoup évolué.

 

La grille que nous proposions était une première grille robuste et efficace dans ses démonstrations, qui partait d’une analyse wéberienne des institutions, des administrations, dans une compréhension du secret dans l’Etat permettant de concevoir le renseignement à la fois comme une politique publique et comme une activité étatique. Il s’agissait d’une lecture à la fois internationaliste et politiste de la définition du renseignement. Cette définition me parait pour l’essentiel rester valable, mais il me semble qu’elle peut être relativisée et sophistiquée. Quand je dis relativisée, je veux dire par là que la grille d’analyse que nous proposions avec Sébastien Laurent dans Secrets d’Etat est intéressante dans une perspective de long terme, c’est à dire pour la période qui s’étend du XVIIIème au XXème siècle – NDLR : voir aussi : Le secret des Etats. Etudes récentes sur le renseignement, Nouveau Monde Editions, à paraître en 2019.

 

Néanmoins, la place plus prégnante du renseignement dans les politiques de sécurité et la politique internationale invite à penser peut-être différemment le sujet. Pourquoi ? Premièrement il faut repenser la définition à partir de partir de deux notions.

 

La première est celle de la communauté de renseignement ; cette notion existe déjà constitutivement avec la communauté américaine de renseignement au début de la guerre froide ; le concept de “sécurité nationale” conduit alors à prendre en compte le renseignement à une échelle et à un temps donnés de l’explication de la guerre froide. On va étudier l’ensemble des agences, des institutions qui constituent une politique publique fédérale permettant de comprendre la notion de communauté. Cette notion de communauté est importante en ce qu’elle avère l’existence d’une politique publique de défense nationale, qui s’affine au XXIème siècle dans les Etats Occidentaux en politique publique de renseignement. Par conséquent on ne va plus penser l’histoire des agences de renseignement en elles-mêmes et pour elles-mêmes : on va penser, à travers une approche des institutions publiques et privées, la fonction de renseignement, et les outils du renseignement ; non pas en logique de silo, mais en logique de réseau, de polarité, de communauté, de cercle.

 

On va donc parler de communauté de renseignement pour saisir l’ensemble des agences de renseignement en les pensant les unes par rapport aux autres, confrontées à des défis comme l’antiterrorisme, le contreterrorisme, les attentats, la place du renseignement dans les doctrines et actions de contre-insurrection et les réponses que les services de renseignement policiers, militaires, ou civils peuvent donner par complémentarité ou par compétition.

 

Cette notion de communauté de renseignement relativise et invite à repenser la typologie : on ne va plus faire une histoire de la Haganah mais une histoire de la Haganah dans son rapport à l’histoire du Mossad, en fonction de l’histoire du Shin Beth, rapportée à la commission Varash etc… dans les politiques de sécurité d’Israël en y incorporant une analyse géopolitique. On va à la fois relativiser et sophistiquer la typologie en incorporant l’histoire des agences dans leur environnement.

 

Si je devais aujourd’hui proposer une typologie, elle serait donc plus raffinée, et partirait par exemple de l’histoire de l’environnement juridique des activités des services de renseignement et de l’espionnage. Une première idée serait d’étudier la licéité du renseignement dans la politique internationale, puisqu’il n’existe pas de convention par lesquelles les acteurs étatiques limitent leurs activités de renseignement respectives, y compris à l’intérieur des alliances – c’est au fond l’état de nature, chacun fait ce qu’il veut comme il veut, à partir de son intérêt national bien compris. Le président Trump a beau taper sur l’épaule du président Macron, les Etats-Unis espionnent la France en 2018, n’en déplaise au président Macron. Cela ne veut pas dire que dans le même temps les Etats-Unis ne coopèrent pas de manière segmentaire, ponctuelle, avec la France, par exemple dans leurs activités en Syrie, voire en renforçant leurs coopérations secrètes sectorielles. On est ici dans une logique duale, entre compétition et coopération, qui est également contemporaine, concomitante. D’autre part, les usages du secret défense conduisent à des alignements récents, par exemple sur les degrés de confidentialité conduisant la France à s’aligner sur deux niveaux de secret de la Défense nationale très récemment. C’est un standard qui ne se justifie d’ailleurs pas simplement par le travail de renseignement en coalition, dans des opérations combinées internationales avec les alliés de la France.

 

Mais il faut intégrer un autre élément tout aussi important : la typologie qu’on proposait ne me semble pas correspondre aux modalités de la politique internationale telle qu’elle se joue aujourd’hui. Je vais prendre deux exemples. Dans le cas de l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien, il est évident que le processus de négociation dans le cadre de l’UE 3 – NDLR : France, Royaume-Uni, et Allemagne – à partir de 2003 s’est accompagnée de coopérations en matière de renseignement ; les agences de renseignement de ces Etats, en coopération avec l’AIEA, cherchaient à obtenir des informations sur l’avancement du programme nucléaire civil et militaire iranien.

 

De telles logiques de coopération vont armer un fonctionnement du renseignement tout différent des logiques nationales qui avaient historiquement prévalu jusqu’à la fin de la guerre froide. A la fin des années 1990, des coopérations fonctionnelles émergent, parfois institutionnalisées, parfois portées par des organismes comme l’AIEA, ou par des organismes dédiés au renseignement comme l’USCOM dans le cas du contrôle de surveillance et de sécurité posé sur l’Irak à partir de 1991 jusqu’à 2001 – 2002.

 

La notion de système de renseignement va conduire vers la notion de dispositif de renseignement : ici, on prend des institutions, on les agence selon la mission, le besoin, les logiques d’intérêt national qui s’imposent, et on sort de la logique de fonctionnement étatique ; à ce moment-là la typologie cesse de fonctionner. On est là dans une dynamique de coopération qui débouche sur un dispositif de renseignement et produit éventuellement des organismes de renseignement ad hoc, qui ont une existence temporaire, comme l’USCOM dans le cas irakien.

 

Deuxièmement, ce mouvement se trouve aussi illustré par les réflexions sur le renseignement dans des institutions régionales ou internationales. A l’ONU en 1992-1993, les Etats contributeurs aux forces mises à disposition de l’ONU ont tenté de fonder des outils de renseignement partagés ; il s’agissait alors surtout de mettre en place des moyens de renseignement pour le secrétaire général Boutros Ghali – mais les Etats n’en avaient pas en propre besoin puisqu’ils disposaient de leurs propres chaînes de renseignement.

 

On peut aussi se demander la portée de l’objectif du président Macron quand il parle d’une « académie du renseignement européen »NDLR: dans son discours du 26 septembre prononcé dans le Grand Amphithéâtre de la Sorbonne. Il forme là une analogie avec une académie créée en France en juillet 2010,  pour former les cadres des 6 agences de la communauté française du renseignement – NDLR : la DGSE, la DRSD, la Direction du renseignement Militaire, la DGSI, TRACFIN et la Direction Nationale du Renseignement et des Enquêtes Douanières – et forger des coopérations entre des ministères aussi différents que la Défense, l’Intérieur, ou les Finances.

 

On suit ici un raisonnement tout différent puisqu’à l’instant ou vous pensez un renseignement à l’échelle européenne, par exemple pour du renseignement technique, satellitaire, on ne pense pas la totalité de la chaîne de renseignement ; cela signifie du reste que l’UE produirait au-dessus des Etats un renseignement : pour quel usage, à quelle finalité, qui s’en servirait? Un tel renseignement aurait-il cours à l’intérieur de l’UE, dans l’espace Schengen? Ce raisonnement invite à repenser les logiques de fonctionnement ; la typologie s’en trouve donc relativisée.

 

Pour terminer, il est évident que la typologie est un outil d’analyse conceptuelle ; on peut tout à fait changer de grille. En tout état de cause, le fait qu’aujourd’hui les Etats parlent du renseignement comme d’une politique publique change totalement la nature de la question. Il faut au reste décorréler une histoire du renseignement qui irait nécessairement de pair avec l’histoire des régimes politiques. Aujourd’hui je partirais d’une classification qui serait établie par l’histoire des polices, et en particulier du renseignement des polices politiques. Je proposerais à la suite des travaux d’Emmanuel Droit, professeur à l’IEP de Strasbourg, sur les polices politiques dans le bloc de l’Est une typologie qui partirait d’une analyse du renseignement des polices politiques, à des finalités de surveillance intérieure et extérieure.

 

S.Z. : Pensez-vous qu’il existe un hiatus entre l’approche historiographique du renseignement et l’approche qui en est faite dans les médias ?

 

Olivier Forcade : Oui, un tel hiatus existe, et il y a à cela deux explications : la première, c’est que les études non académiques ont pu cheminer parallèlement avec des études académiques ou celles appliquées des organismes de renseignement pour produire des études de renseignement. Dans le même temps, l’analyse du renseignement dans les médias répond à d’autres approches ou finalités, y compris professionnelles. Les recherches académiques ne passent pas donc pas toujours dans les médias, peu « consommables dans leur formulation ou leurs pratiques ». Dans le même temps, beaucoup de médias, dans le cadre de leurs investigations, produisent ou délivrent des analyses fondamentales et des ouvrages majeurs sur le renseignement – que s’appuyant souvent sur de fortes enquêtes dans les archives, sur des sources archivistiques privées également. L’investigation existe également dans de nombreux pays, aux Etats-Unis mais aussi en France : on peut citer le travail des écrivains et journalistes Jean Guisnel, Remi Kauffer, ou Pascal Faligot, Jean-Dominique Merchet, Jean-Christophe Notin (son livre récent sur Alexandre de Marenches),Vincent Nouzille (cf. son livre important sur les relations secrètes franco-israéliennes de 1948 à aujourd’hui en 2018 pour ne citer que ce dernier livre) investigateurs qui souvent délivrent des dossiers dans la presse quotidienne ou périodique.

 

Deuxièmement, on assiste depuis une quinzaine d’années à l’irruption du fait du renseignement dans l’actualité domestique des nations et de la société internationale. Par conséquent il n’y a pas un jour où cette question n’accapare l’actualité : c’est devenu un sujet presque volatile.

 

F G-M : Comment analysez vous la place de l’intelligence économique dans les relations internationales, mais aussi dans les relations entre les acteurs privés ?

 

Olivier Forcade : Il faudrait renvoyer à l’évolution de la notion au XXème siècle : on est partis de la notion de guerre économique, qui consiste en un affrontement économique direct qui revêt les attributs de la guerre, pour aller vers celle d’espionnage économique  au sens d’espionnage technique ou scientifique des innovations, des brevets, ou de l’industrie, pour arriver à celle de renseignement économique en débouchant par les sciences du management et de la gestion, essentiellement après la seconde guerre mondiale, sur la notion d’intelligence économique. Il y a donc eu une évolution rapide depuis la fin du XIXème siècle voire la fin XVIIIème siècle – dans son dernier livre, le grand historien François Crouzet parle de guerre économique entre les Français et les Anglais pendant la guerre de sept ans. La notion de renseignement économique incorpore à la notion d’espionnage économique la logique de la compétition économique internationale, en intégrant aussi une analyse cognitive qui cherche à comprendre les logiques des marchés, à l’échelle micro et macro-économique. La notion d’intelligence économique, elle aussi intelligible en termes micro et macro-économiques, relève quant à elle de l’économie et des sciences de la gestion.

 

On en arrive à la période contemporaine. La question est : que veut-on faire de la notion d’intelligence économique? En fait-on un outil de l’analyse de la micro-économie, des acteurs économiques à l’échelle de l’entreprise, ou de la politique des Etats à l’échelle internationale? Je crois que la notion a un bel avenir devant elle ; elle est souvent superposée à celle de renseignement économique, et à la lutte contre l’espionnage industriel technologique. Il s’agit ici d’une notion qui croise d’une part cette dimension et d’autre part la conquête des marchés, la connaissance des produits, ou encore les logiques de l’innovation. La notion d’intelligence économique, dans une approche des sciences managériales, est une notion beaucoup plus large que celle de renseignement économique. Elle a trouvé dans les trente dernières années un champ d’activité pris en compte par les grandes entreprises mais aussi par l’Etat. En 2003, Alain Juillet est nommé Haut Responsable à l’Intelligence Economique à Matignon suivant les recommandations du rapport Martre – NDLR : rapport sur l’intelligence économique et la stratégie des entreprises publié en 1994 ; d’autres fonctionnaires seront ensuite nommés à Matignon pour penser les réponses publiques face à l’espionnage des grands Etats.

 

F G-M : L’intelligence économique joue-t-elle un rôle croissant dans la vie des entreprises ?

 

Olivier Forcade : Il y a une prise de conscience croissante, mais les entreprises ont toujours eu une veille informationnelle sur le sujet.

 

F G-M : Symétriquement, les moyens alloués par les acteurs publics à l’intelligence économique ont-ils augmenté depuis la nomination d’Alain Juillet ?

 

Olivier Forcade : Après la création à Matignon du poste de Haut Responsable à l’Intelligence Economique, on a cherché sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy à repenser le renseignement dans une approche de sécurité globale, toutes dimensions confondues. Par conséquent l’intelligence économique a tendu à être enveloppée et dynamisée par ces questions. C’est le moment où le conseil national du renseignement fut mis sur pied ; il ne travaille pas en tant que tel sur les questions d’intelligence économique mais il peut être amené à le faire quand l’espionnage de grandes entreprises publiques ou privées, ou la sécurité de l’Etat et de la nation le justifient.

 

D’autre part, dans notre période, la victoire de l’intelligence économique a été l’internalisation de cette fonction par les grandes entreprises publiques et privées. Elles disposent d’une veille informationnelle et de moyens de renseignement économique, d’intelligence économique ; cette dimension est désormais mieux et plus largement prise en compte. Aussi, l’attention attirée par les pouvoirs publics sur cette question a-t-elle également pris la forme d’une incitation à l’internalisation et à la prise de conscience.

 

F G-M : Il y a aussi un volet d’investissement pris en charge par les acteurs publics, avec Definvest par exemple, lancé en janvier 2018, doté de 50 millions d’euros et chargé d’investir dans les entreprises stratégiques.

 

Tout à fait. Vous avez aussi dans la même période – dans les quinze dernières années -le développement d’agences de renseignement et d’intelligence économique privées, créées ou dirigées par des anciens des services de renseignement, qui ont beaucoup contribué à la privatisation de cette question. Il y a eu un temps public où l’Etat a initié une prise de conscience qui est désormais assez largement assumée par les acteurs privés. Mais ici, la distinction privé-public sépare des activités souvent mêlées.

 

B.D : N’avez-vous pas l’impression que paradoxalement les Etats-Unis qui pourraient paraître très libéraux sont, sur les questions de renseignement économique, très “souverainistes”, au sens où ils ont bien compris que la question du renseignement économique est également une question politique ?

 

Vous avez tout à fait raison. Sans doute le tournant est-il antérieur à 2001 ; sans doute ces choix de souverainisme économique et de protection vont-ils remonter au tournant de la décennie 2000 avec l’entrée de la Chine dans l’OMC en 2001, que Bill Clinton avait voulu repousser et retarder entre 1994 et 1995, alors que les accords du GATT touchaient à leur fin, et qu’une renégociation des accords préparait la création de l’OMC. Par conséquent les Etats-Unis ont cherché à garantir un certain nombre de positions ou d’avantages, et dans les années 2000 en effet ils ont mené une politique très protectionniste de leurs intérêts nationaux vitaux, y compris par le moyen de sanctions financières qui constituent un outil redoutable, unilatéral, le droit américain s’appliquant à tous ceux qui utilisent le dollar comme monnaie d’échange. Par conséquent les Etats-Unis se sont arrogé de manière presque impériale une domination sur les échanges dont on a pu voir l’histoire en Europe et en France, à travers des sanctions financières très lourdes et prononcées de manière unilatérale. Ces sanctions apparaissent tout à fait excessives et constituent un instrument de domination. C’est particulièrement vrai dans des domaines sensibles où l’Europe est un concurrent redoutable pour les Etats-Unis, comme l’aéronautique, ou l’industrie automobile. Nous verrons l’application ou pas de la loi de débloquage de 1996 par l’Union européenne : sera-t-elle mise effectivement en œuvre ?

 

B.D : L’administration américaine a l’air d’encourager la recherche en théorie politique du renseignement, en invitant à poser la question de la nature, ainsi que des modalités d’usage du renseignement dans les arts du gouvernement (statecraft). Dans cette perspective, il s’agit de s’interroger sur la pertinence de la transposition des paradigmes réalistes, néo-réalistes etc. dans le domaine du renseignement. Or il nous semble qu’en France des travaux de cette envergure ne paraissent guère exister, comme si la question ne se posait pas. Quelle est votre analyse sur ce point ?

 

Il faut sans doute voir plusieurs facteurs à cela : d’abord, les institutions qui s’occupent du renseignement ont en priorité des défis et des menaces à traiter, ainsi que des actions à mener au quotidien, qui ne leur laissent pas vraiment le temps de réfléchir théoriquement sur leur métier. Dans l’action, les hommes et les femmes du renseignement n’ont tout simplement pas le temps de se poser ce genre de questions, de se retourner sur leur pratique de manière critique ou réflexive. Le problème est de savoir s’il faut faire venir le praticien vers le théoricien, ou faire aller le théoricien vers le praticien et les institutions.

 

Il me semble, pour prendre les quinze dernière années qui nous intéressent ici, que les analyses théoriques se sont rapprochées des pratiques et des institutions chargées de les mettre en oeuvre. Pourquoi ? Parce qu’il faut penser les pratiques professionnelles, les cadres dans lesquels elles s’inscrivent, mais aussi les cadres juridiques et éthiques d’action. Par cette approche-là, au fond le théorique se mêle au pratique. Prenons par exemple le cas des éliminations physiques de djihadistes. Dans son livre Les tueurs de la République (NDLR : Fayard, 2015), Vincent Nouzille revient sur cette question en se penchant sur les responsabilités des plus hautes autorités de l’Etat en Occident dans les ordres donnés pour l’élimination de cibles humaines.

 

Cela pose un problème à plusieurs finalités : juridiques et éthiques d’abord, mais aussi liées à la protection de la décision par le secret de la défense nationale. Sur le plan éthique, il faut réfléchir aux limites de la déontologie du renseignement ou des métiers du renseignement. Or lorsque vous êtes fonctionnaire dans une administration, et que vous rentrez chez vous le soir, pouvez-vous repartir le matin avec l’idée que vous allez vous engager dans une mission dans laquelle votre déontologie, vos valeurs, les systèmes juridiques de la société à laquelle vous appartenez ne sont pas conformes aux actions que vous allez mener ? De la même manière, la question de la protection de l’anonymat des fonctionnaires publics qui travaillent dans le domaine du renseignement, qu’ils soient policiers, militaires ou autres, se pose. Est-ce que la mission d’un organisme de renseignement n’est pas aussi d’assurer la sécurité, la protection de l’anonymat de ses personnels, lorsque par exemple la participation à une mission sur un territoire étranger peut provoquer la rétorsion par des groupes criminels, mafieux ou terroristes contre ces individus ? Vous êtes donc obligés d’incorporer une dimension déontologique, éthique, philosophique et juridique dans le renseignement. Cela intéresse à la fois les agents de l’Etat, les opinions publiques, la société dans laquelle on agit ou interagit.

 

On en vient ainsi à rapprocher la réflexion théorique de la pratique. Cela est d’autant plus important qu’on peut l’appliquer à un deuxième domaine, qui est celui de l’usage du renseignement par ces non praticiens du renseignement que sont les chefs d’Etat et les responsables publics. La difficulté pour un décideur public, qui n’est pas « naturellement » formé aux questions, est de savoir quel usage faire du renseignement, et à quel moment. En somme : quel usage, à quelles fins, quand, comment, pour éviter de tomber dans la condamnation stérile des barbouzes au lieu de réfléchir à un usage modéré et circonstancié du renseignement par un Etat, un gouvernement, un ministère ou une administration.

 

La question est de savoir si un régime démocratique ou politique peut ou doit à un moment se passer du renseignement. La vérité c’est que dès que vous êtes au pouvoir, vous avez besoin d’information, sinon de renseignements… Prenons un exemple : j’ai besoin de savoir à quelle heure je verrai quels étudiants, combien ils seront, et ce que nous allons faire. Alors est-ce que cette information est du renseignement ? C’est du renseignement ouvert.

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