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Que retenir de l’entrevue entre Pompeo et Çavuşoğlu ? Bilan et perspectives des tensions récentes entre la Turquie et les Etats-Unis
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Que retenir de l’entrevue entre Pompeo et Çavuşoğlu ? Bilan et perspectives des tensions récentes entre la Turquie et les Etats-Unis

Par Wandrille Maurice

 

Le lundi 4 juin, le chef de la diplomatie turque Çavuşoğlu a interrompu sa campagne politique à Antalya, afin de s’entretenir avec son homologue américain Mike Pompeo. Les tensions entre Ankara et Washington ont récemment escaladé. De nombreux points de divergence ont émergé au point de rappeler les tensions de 1974 et l’embargo américain mis en place après l’invasion de la partie Nord de Chypre par l’armée turque. La visite de Çavuşoğlu s’inscrit dans un contexte de tension croissante entre les deux pays. La coopération turco-étasunienne se trouve remise en cause sur plusieurs plans, et de plus en plus attaquée dans ses fondements. En témoigne en mars 2017 le débat aux Etats-Unis sur le devoir de retrait des missiles nucléaires de la base aérienne d’Incirlik, concession accordée aux Etats-Unis dans les années 50 sans l’accord du parlement turc[1]. Du côté turc, une rhétorique anti-américaine s’est développée à la faveur des élections. Cette rencontre a toutefois été synonyme dans la presse turque de victoire[2]. Si un accord sur la question de Manbij aurait été trouvé, les termes en demeurent flous, alors que nombre d’obstacles s’opposent à une telle tractation[3]. Cette rencontre diplomatique confirme cependant que les deux pays cherchent à rétablir une nouvelle dynamique de confiance.

 

Quelle est la raison de la rencontre entre Pompeo et Çavuşoğlu ?

 

Plusieurs points de tensions se sont accumulés ces derniers mois entre la Turquie et les Etats-Unis. Ces points de tensions concernent premièrement l’implication respective des deux pays dans le conflit Syrien. Les Etats-Unis soutiennent, dans le cadre de leur combat contre Daech, le groupe armé kurde YPG. Or la Turquie considère l’YPG comme une branche PKK, le parti des travailleurs du Kurdistan, fondé en 1978, et considéré par la Turquie et les Etats-Unis comme un groupe terroriste. La Turquie a été en guerre avec ce groupe depuis 1984, et le conflit PKK-Turquie aurait fait entre 30 000 à 50 000 morts[4]. Le pouvoir central voit donc la présence de groupes armés kurdes à sa frontière comme une menace existentielle. Ainsi, Ankara considère le soutien de son allié de l’OTAN à un groupe kurde comme une trahison. De leur côté, les Etats-Unis considèrent l’YPG comme leur seul allié militaire capable et fiable dans leur combat contre Daech.

 

Cette tension turco-américaine s’est aggravée suite à l’opération “Rameau d’olivier”, considérée comme une opération de “sécurisation” par la Turquie. Cette opération, lancée en janvier 2018, avait pour objectif d’éviter la formation d’un front kurde à la frontière sud de la Turquie. Une enclave turque, celle d’Afrin, s’est donc formée en Syrie suite à cette opération. Préalablement à l’opération, les Etats-Unis avaient annoncé former une coalition militaire de 30 000 hommes, avec les Kurdes, à la frontière nord-syrienne le 14 janvier[5]. Dès le lendemain, 15 janvier, le président déclarait : « L’Amérique a avoué qu’elle était en train de constituer une armée terroriste à notre frontière. Ce qui nous revient, à nous autres, c’est de tuer dans l’œuf cette armée terroriste »[6]. Ces tensions entre les deux pays en Syrie se sont cristallisées sur le village de Manbij/Manbic. Ce village a été libéré des djihadistes en 2016 par les forces de l’YPG, et la Turquie refuse qu’il soit contrôlé par les Kurdes. En effet, ces forces majoritairement Kurdes aidées par les Etats-Unis ont franchi l’Euphrate, considéré comme une ligne rouge à ne pas franchir par Ankara[7].

 

 

Un deuxième point de tension récent concerne les importations turques d’armement. En effet, dans le cadre de ces tensions avec les Etats-Unis, la Turquie s’est tournée vers la Russie pour acquérir le dernier système de défense anti-aérienne russe, le S-400, au lieu du système américain Patriot[8]. Ce système serait, selon les sources russes, capable de toucher un ballon de football à une vitesse supersonique[9]. Il est composé d’au moins un centre de commande mobile et de 32 missiles. Il peut détecter des cibles à une distance de 600 km, y compris les forces aériennes furtives. L’achat de ce système nuit à l’interopérabilité des armées de l’OTAN, dont la Turquie est la deuxième armée en terme numérique[10], aussi la secrétaire générale déléguée de l’OTAN Rose Gottemoeller avait-elle souligné que les S-400 russes étaient incompatibles avec les systèmes de défense antimissile des pays membres de l’Alliance atlantique.

 

Le point de vue turc sur la question privilégie la supposée supériorité technologique du système russe sur le système américain. Mais l’achat des S-400 est également un facteur d’indépendance vis-à-vis des Etats-Unis, comme en témoigne explicitement l’ex-général de l’armée de l’air Beyazıt Karatash : « acheter les S-400 au lieu du système Patriot donnera à la Turquie des avantages non seulement technologiques, mais aussi politiques »[11]. A cette opération d’achat d’armement s’est couplée le lancement officiel de la construction de la centrale nucléaire d’Akkuyu par l’entreprise russe Rosatom. En représailles, les États-Unis ont retardé, le 24 mai dernier, la livraison des avions de combat F-35, suite à un amendement mené par deux sénateurs : la démocrate Jeanne Shaheen et le républicain Thom Tillis. Cet avion de cinquième génération allie furtivité, haute vitesse et maniabilité[12]. Selon Jeanne Shaheen l’hésitation quant à la livraison des F-35 provient de la réticence à « transférer des avions et technologie sensibles, à une nation qui a acquis un système de défense anti-aérienne russe conçu pour abattre ces mêmes avions »[13].

 

Drone Anka

 

Cependant, cette politique de prise de distance avec les Etats-Unis en termes d’importation d’armement ne devrait toutefois pas être surinterprétée comme un revirement brutal, uniquement lié à l’action d’un gouvernement qui ferait basculer la Turquie dans un autre camp que celui de l’OTAN. La critique de l’ingérence américaine est récurrente, sans que celle-ci ne perturbe pour autant l’alliance entre les deux pays.

 

Par ailleurs, la Turquie pratique déjà depuis l’embargo américain de 1974 une politique d’indépendance militaire[14]. Elle passe par une production de matériel militaire entièrement made in Turkey. La stratégie de cette indépendance a été l’acquisition de matériel à l’étranger et sa copie systématique. Ainsi, du côté de la marine, les corvettes de classe « Ada » sont produites dans des chantiers navals turcs. A ces corvettes s’ajoute depuis janvier 2018 le lancement de la construction de la frégate « Istanbul ». L’amiral Bülent Bostanoğlu a déclaré à ce sujet que cette frégate faisait partie d’un rêve « que nous n’avons jamais abandonné, et que ce rêve sera réalisé »[15].

 

L’armée de l’air n’est pas en reste avec la construction de l’hélicoptère Atak Tai-T129 produit à Ankara dans l’usine de Turkish Aerospace Industries (TAI). Cette même entreprise produit notamment le drone de combat « Anka », dont le lancement a été décidé en 2012, motorisé par le moteur PD170 de l’entreprise turque Tusas Engine Industries[16]. Enfin, en avril dernier, le sous-secrétaire à la défense İsmail Demir, a déclaré que le tank « Altay » roulerait d’ici 18 mois. Cet article n’a pas pour objet de fournir une présentation exhaustive de l’ensemble des équipements militaires made in Turkey[17]. Néanmoins, l’ampleur et l’ancienneté des réformes réalisées dans une perspective d’indépendance industrielle permettent de relativiser l’idée d’un basculement de la Turquie dans le giron russe. Il s’agit d’avantage d’une volonté d’indépendance nationale, dans un monde de plus en plus post-américain.

 

Char d’assaut Altay

 

Corvette Ada

 

Le troisième point de tension concerne les questions d’ingérence dans la politique intérieure entre les deux pays. En effet, Fethullah Gülen, à la tête du plus vaste mouvement socio-religieux en Turquie, a été accusé d’avoir commandité la tentative de coup d’Etat de juillet 2016. Sa communauté est devenue avec le temps une force politique, dispensant des formations académiques d’excellence qui ont permis aux Gülenistes d’infiltrer des appareils d’État, comme la justice, la police et l’armée. Fethullah Gülen réside aujourd’hui en Pennsylvanie. Si la Turquie demande son extradition, les Etats-Unis attendent davantage de preuves tangibles de l’implication de Gülen et de son organisation d’action, le FETÖ, dans l’organisation et la participation au coup d’Etat de juillet 2016. Cependant, les purges anti-Gülenistes font déjà rage en Turquie. 10 000 présumés Gülenistes avaient été arrêtés immédiatement après le coup d’Etat de juillet 2016. Le 18 avril 2018, le ministre de la Défense Nurettin Canikli avait annoncé qu’une cellule secrète de 3000 officiers et sous-officiers affiliée aux réseaux Gülenistes avait été identifiée. Le 22 mai, 104 personnes ont été condamnées à la plus lourde peine possible en Turquie, la prison à perpétuité. Dans le cadre de cette véritable chasse aux sorcières, les autorités turques ont arrêté une demi-douzaine d’américains, dont le pasteur Andrew Brunson, accusé d’espionnage et condamné le 7 mai à rester derrière les barreaux jusqu’à l’appel de son jugement le 18 juillet. Le président Trump a réclamé son extradition via Twitter. Une autre arrestation a fait l’objet de discussions dans le cadre de la visite de Çavuşoğlu, à savoir Metin Topuz, un employé du consulat général étasunien à Istanbul, lui aussi accusé d’espionnage.

 

Enfin, la Turquie est accusée de contourner les sanctions américaines contre l’Iran. Le Département du trésor aurait en effet déclaré Mehmet Hakan Atilla, un cadre de la Halkbank, coupable d’aider l’Iran à contourner les sanctions américaines. Le taux d’inflation en Turquie a récemment monté en flèche, ce qui constitue un facteur d’impopularité pour l’AKP d’Erdogan, qui avait constitué sa base électorale sur des bons résultats économiques. Aussi, le pouvoir turc est très sensible aux possibles sanctions financières.

 

Quelles perspectives suite à la rencontre entre Mike Pompeo et Mevlut Çavuşoğlu ?

 

Un faisceau d’enjeux précédait donc cette visite officielle. Le compte Twitter de Mevlut Çavuşoğlu présentait lundi 4 juin une perspective optimiste de l’entrevue avec Mike Pompeo. En effet, une feuille de route (roadmap/ yol haritası)[18] pour résoudre l’imbroglio de Manbij/Manbic aurait été arrêtée. Elle comporterait trois phases. Premièrement, les troupes de l’YPG seront sommées de quitter Manbij, afin de permettre dans un deuxième temps aux forces turco-étasuniennes de prendre le relais pour le contrôle et la sécurisation autour de la ville. Enfin, l’administration de Manbij serait redonnée aux habitants. L’YPG serait sommé de quitter la ville sous trente jours. Des mouvements de troupes auraient déjà été observés, et l’YPG semblerait donc se plier à cette feuille de route[19].

 

Ce succès bilatéral pourrait à terme donner lieu à des collaborations renforcées entre la Turquie et les Etats-Unis en Syrie. La Turquie pourrait ainsi sortir de son isolement diplomatique au profit de l’OTAN. L’extradition de Fethullah Gülen de Pennsylvanie a également été abordée. Çavuşoğlu aurait insisté sur la nécessaire coopération pour l’extradition de Gülen, suggérant notamment que le MASAK (cellule turque de renseignement financier) à Washington faisait du très bon travail. Pompeo, ancien directeur de la CIA, qui s’était rendu à Ankara peu après sa prise de fonction est parfaitement conscient des enjeux de cette extradition. Il n’aurait toutefois pas confirmé les avancées américaines sur le dossier, déclarant qu’il ne connaissait pas les tenants et les aboutissants de l’enquête. Un groupe de négociation tablant sur la libération d’Andrew Brunson et Metin Topuz d’une part, ainsi que sur l’extradition de Gülen d’autre part, s’exprimera probablement après les élections turques du 24 juin[20].

 

Ce succès relatif ne semble cependant pas être permettre une résolution définitive des tensions entre les Etats-Unis et la Turquie. Si l’accord sur une « feuille de route » satisfait les exigences chronologiques des élections turques, les relations entre la Turquie et l’YPG n’en sont pas pour autant pacifiées. La chronologie des élections a sans doute précipité ce « succès » diplomatique, dont les conséquences demeurent incertaines. Si les deux parties se sont accordées sur la feuille de route qui impliquerait le retrait des troupes Kurdes, aucun détail précis n’a été donné par les Américains. Seul Çavuşoğlu a été plus loquace sur le sujet, déclarant que l’opération conjointe prendrait « moins de six mois ». L’asymétrie des informations données, par les Américains d’une part, et par les Turcs d’autre part, semble confirmer que l’échéance électorale prime sur l’effectivité de l’accord diplomatique. Il ne faut pas non plus oublier que l’annonce d’une résolution de l’imbroglio de Manbij avait déjà fait la une, sans toutefois conduire à un apaisement des tensions. Ce fut le cas en mars 2018, peu avant que Rex Tillerson ne soit démis de ses fonctions. Aucun détail précis n’a par ailleurs été donné sur les extraditions des Gülenistes ou de Brunson. Les autres points de discorde, à savoir l’armement russe et les éventuelles sanctions financières, n’ont pas été abordés.

 

Tout comme l’éventuel revirement de la Turquie dans un autre camp que celui de l’OTAN doit être relativisé, ainsi doit l’être ce « succès » diplomatique. Toutefois, cette rencontre dessine assurément de nouvelles perspectives de coopération, en reforme un socle de confiance entre la Turquie et les Etats-Unis. Cette rencontre constituerait donc d’avantage la reprise d’une concertation qu’un aboutissement diplomatique.

 

SOURCES :

 

[1] Turkey in the 1960’s and 1970’s, Through the reports of American diplomats sous la direction de Rıfat n . bali

 

[2] https://www.sabah.com.tr/dunya/2018/06/05/mevlut-cavusoglu-mike-pompeo-menbici-gorustu-yol-haritasi-onaylandi

 

[3] https://www.reuters.com/article/us-usa-turkey/turkey-u-s-agree-roadmap-to-avert-crisis-in-syrias-manbij-few-details-idUSKCN1J01ZC

 

[4] Istanbul planète: La ville-monde du XXIe siècle, par Jean-François Pérouse

 

[5] https://www.lorientlejour.com/article/1094504/la-force-frontaliere-de-washington-en-syrie-nouvelle-epine-dans-le-pied-derdogan.html

 

[6] https://www.rts.ch/info/monde/9249136-erdogan-veut-tuer-dans-l-oeuf-la-force-parrainee-par-washington.html

 

[7] http://www.washingtoninstitute.org/policy-analysis/view/will-u.s.-turkish-progress-on-manbij-lead-to-wider-cooperation-in-syria

 

[8] http://www.hurriyetdailynews.com/russia-begins-production-of-s-400-missiles-sold-to-turkey-130882

 

[9] https://www.express.co.uk/news/world/925033/us-threatens-turkey-surface-to-air-s400-missile-deal-russia

 

[10] https://fr.sputniknews.com/international/201804251036103684-turquie-russie-s-400/

 

[11] https://sputniknews.com/analysis/201803231062846845-turkish-general-s400-better/

 

[12] https://www.f35.com/about/capabilities

 

[13] https://www.reuters.com/article/us-usa-defense-congress-turkey/u-s-senate-defense-bill-would-bar-turkey-from-buying-f-35-jets-idUSKCN1IP3Q8

 

[14] La Nouvelle Puissance Turque, l’adieu à Mustafa Kemal, Tancrède Josseran 2010.

 

[15] https://www.dailysabah.com/turkey/2017/01/19/turkey-begins-construction-of-first-national-frigate-istanbul

 

[16] https://www.defensenews.com/air/2017/11/03/drone-wars-turkey-ups-homegrown-options/

 

[17] https://lexpansion.lexpress.fr/actualites/1/actualite-economique/la-turquie-a-l-offensive-sur-le-marche-de-l-armement_1465004.html

 

[18] https://www.sabah.com.tr/dunya/2018/06/05/mevlut-cavusoglu-mike-pompeo-menbici-gorustu-yol-haritasi-onaylandi

 

[19] http://www.liberation.fr/planete/2018/06/05/les-forces-kurdes-se-retirent-de-manbij-en-syrie_1656814

 

[20] http://www.hurriyetdailynews.com/opinion/serkan-demirtas/mike-pompeo-confirms-fbi-probe-on-feto-in-us-132835

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